Le chien Snooker et les petits cousins Rags et Pip
Félicité. Katherine Mansfield. 1932
PRÉLUDE. VIII
— Bonjour, Mrs Jones.
— Oh ! bonjour, Mrs Smith, je suis si contente de vous voir. Avez-vous amené vos enfants?
— Oui, j’ai amené mes deux jumeaux. J’ai eu un autre bébé depuis que je vous ai vue, mais il est venu tout d’un coup, et je n’ai pas encore eu le temps de lui faire des vêtements. Alors je l’ai laissé… Votre mari va bien ?
— Oh ! très bien, merci. C’est-à-dire, il a eu un affreux rhume, mais la reine Victoria — c’est ma marraine, vous savez — lui a envoyé une caisse d’ananas et ça l’a guéri immédiatement. C’est votre nouvelle bonne ?
— Oui, son nom est Gwen, je ne l’ai que depuis deux jours. Gwen, voilà mon amie Mrs Smith.
— Bonjour, Mrs Smith. Le dîner ne sera pas prêt avant dix minutes.
— Je crois que tu ne devrais pas me présenter la bonne. Je crois que je devrais simplement me mettre à lui parler comme ça…
— C’est plutôt une dame de compagnie qu’une bonne, et on présente une dame de compagnie, je le sais, parce que Mrs Samuel Josephs en avait une.
— Oh ! ça ne fait rien, dit la bonne d’un air indifférent.
— Elle battait une crème au chocolat avec la moitié d’une patère cassée. Le dîner cuisait fort bien sur une marche de ciment. La bonne commença à mettre le couvert sur un siège de jardin peint en rose. Devant chaque convive, elle plaça deux assiettes en feuille de géranium, une fourchette d’aiguille de pin et un couteau de brindille de bois. Il y avait trois têtes de pâquerettes, comme oeufs pochés, sur une feuille de laurier, des tranches de boeuf froid en pétale de fuchsia, d’exquises petites rissoles de terre et d’eau, mêlées de graines de pissenlit, et la crème au chocolat, qu’elle avait décidé de servir sur le coquillage dans lequel elle avait cuit.
— Vous n’avez pas besoin de vous préoccuper de mes enfants, dit Mrs Smith aimablement. Prenez seulement cette bouteille pour la remplir au robinet, — je veux dire à la laiterie.
— Oh ! très bien, dit Gwen, et elle murmura à Mrs Jones: « Si j’allais demander à Alice un peu de vrai lait? »
Mais quelqu’un devant la maison les appelait, et les invités se dispersèrent, laissant la charmante table, laissant les rissoles et les oeufs pochés aux fourmis et à un vieil escargot qui poussait ses cornes tremblotantes au bord de la chaise de jardin, et qui commençait à grignoter une assiette de géranium.
— Venez devant la maison, faites le tour, les enfants ! Pip et Rags viennent d’arriver.
Les jeunes Trout étaient ces cousins dont Kézia avait parlé au camionneur. Ils habitaient à environ un mille de là dans une maison appelée Cottage de l’arbre aux singes. Pip était grand pour son âge, avec des cheveux noirs et plats et une figure blanche. Mais Rags était très petit et si maigre que, déshabillé, ses omoplates ressortaient comme deux petites ailes. Ils avaient un chien bâtard aux pâles yeux bleus, et à la longue queue retroussée, qui les suivait partout. Il s’appelait Snooker, Ils passaient leur temps à peigner, à brosser Snooker et à le droguer avec différentes compositions horribles que Pip concoctait et qu’il gardait secrètement dans un pichet cassé surmonté d’un vieux couvercle de marmite. Même le fidèle petit Rags ne devait pas connaître la formule secrète de ces mélanges : prenez un peu de poudre dentifrice, une pincée de soufre réduit en fine poussière, et peut-être un peu d’amidon pour raidir le poil de Snooker, Mais il y avait encore autre chose. Au fond, Rags croyait que c’était de la poudre à fusil… Par peur du danger, on ne lui permit jamais d’aider à remuer la mixture. « Si un grain te sautait dans l’oeil, tu serais aveugle pour la vie ! » disait Pip, en mêlant le tout avec une cuillère de fer. « Et il y a toujours le risque, un petit risque, que cela ne fasse explosion si on fouette trop fort… Deux cuillerées de ceci dans un bidon de kérosine suffiraient pour tuer des milliers de puces. » Mais Snooker passait tous ses instants de liberté à se mordiller, et à renifler dans ses poils, et il puait abominablement.
— C’est parce qu’il est un grand chien de combat, disait Pip. Tous les chiens de combat ont de l’odeur.
Les jeunes Trout allaient souvent passer la journée en ville, chez les Burnell, et maintenant que ceux-ci possédaient cette belle maison et ce chic jardin, ils étaient disposés à se montrer très amicaux. Puis tous les deux aimaient à jouer avec les filles, Pip parce qu’il pouvait leur faire des niches et Lottie était si facile que à effrayer, et Rags pour une raison humiliante: il adorait les poupées. Comme il regardait une poupée endormie, lui parlait à voix basse, avec un sourire timide, et quelle fête pour lui quand on lui per- mettait d’en tenir une !
— Arrondis tes bras autour d’elle, ne les laisse pas raides, comme ça, tu la feras tomber, disait Isabel sévèrement.
Ils se trouvaient à ce moment-là sur la véranda, retenant Snooker qui voulait entrer dans la maison ; mais ce n’était pas permis parce que tante Linda détestait les chiens gentils.
— Nous sommes venus dans l’omnibus avec m’man, dirent-ils, et nous allons passer l’après-midi avec vous. Nous avons apporté de notre pain d’épices pour tante Linda, c’est notre Minnie qui l’a fait. Il est plein d’amandes.
— J’ai pelé les amandes, dit Pip. J’enfonce vite ma main dans une casserole d’eau bouillante, je les empoigne, je les pince d’une certaine manière et elles sautent de leur peau, quelques-unes jusqu’au plafond, n’est-ce pas, Rags ?
Rags approuva. « Quand on fait des gâteaux chez nous, dit Pip, nous restons toujours à la cuisine, Rags et moi ; j’ai le bol et lui la cuillère et le fouet à oeufs. Le gâteau mousseline est le meilleur, c’est tout mousseux, »
Il courut le long de la véranda, descendit les marches jusqu’au gazon, planta ses mains sur l’herbe, se pencha en avant, mais n’alla pas tout à fait jusqu’à se tenir sur la tête.
— Ce gazon est plein de mottes, dit-il, il faut avoir un endroit plat pour se tenir sur la tête. Je peux marcher sur la tête, tout le tour de l’arbre aux singes, chez nous ; pas vrai, Rags ?
— Presque, fit Rags, tout bas.
— Tiens-toi sur la tête sous la véranda, c’est plat, dit Kézia.
— Non, finette, dit Pip, il faut le faire sur un endroit mou, parce que si vous donnez une secousse, et faites la pirouette, quelque chose dans votre cou fait « clic » et il casse. Papa me l’a dit.
— Oh ! Jouons donc ! dit Kézia.
— Très bien ! dit vivement Isabel. Nous allons jouer à l’hôpital, je serai la garde-malade, Pip le docteur, et toi, Lottie et Rags, les malades.
Lottie ne voulait pas jouer à cela parce que la dernière fois Pip lui avait fourré dans le fond de la gorge quelque chose qui faisait horriblement mal.
Pip se moqua:
— Peuh ! Ce n’était que le jus d’un bout de peau de mandarine.
— Eh bien, jouons à la dame, dit Isabel. Pip pourra être le père, et vous seriez tous nos chers petits enfants.
— Je déteste jouer à la dame, dit Kézia, vous nous faites toujours aller à l’église en nous donnant la main et puis rentrer nous coucher.
Brusquement Pip sortit un mouchoir sale de sa poche : « Snooker, ici, Monsieur ! » appela-t-il. Mais Snooker, comme d’habitude, chercha à se défiler, la queue entre les pattes. Pip sauta sur lui et le serra entre ses genoux.
— Tiens sa tête ferme, dit-il, et il attacha le mouchoir autour de la tête de Snooker avec un drôle de noeud qui pointait au-dessus.
— Pourquoi est-ce faire ? demanda Lottie.
— C’est pour habituer ses oreilles à tenir mieux collées à la tête ; regarde, dit Pip. Tous les chiens de combat ont les oreilles en arrière, mais celles de Snooker sont un peu trop molles.
— Je sais, dit Kézia, elles se retournent tout le temps à l’envers ; je déteste ça.
Snooker se coucha, fit un faible effort avec sa patte pour arracher le mouchoir, mais, n’y parvenant pas, il se traîna derrière les enfants, tremblant de détresse.
English. Translated with DeepL.com
– Hello, Mrs Jones.
– Oh, hello, Mrs Smith, I’m so glad to see you. Have you brought your children?
– Yes, I brought my two twins. I’ve had another baby since I saw you, but he came all of a sudden, and I haven’t had time to make him any clothes yet. So I left him… Is your husband well?
– Oh, very well, thank you. Well, he had a dreadful cold, but Queen Victoria – she’s my godmother, you know – sent him a case of pineapple and it cured him immediately. Is that your new maid?
– Yes, her name is Gwen, I’ve only had her for two days. Gwen, this is my friend Mrs Smith.
– Hello, Mrs Smith. Dinner won’t be ready for another ten minutes.
– I don’t think you should introduce me to the maid. I think I should just start talking to her like this…
– She’s more of a lady-in-waiting than a maid, and a lady-in-waiting is introduced, I know, because Mrs Samuel Josephs had one.
– Oh, it doesn’t matter,” said the maid indifferently.
– She was beating a chocolate cream with half a broken coat hook. Dinner was cooking nicely on a cement step. The maid began to set the table on a pink-painted garden seat. In front of each guest, she placed two geranium leaf plates, a pine needle fork and a twig knife. There were three daisy heads, like poached eggs, on a bay leaf, slices of cold beef in fuchsia petals, exquisite little rissoles of earth and water, mixed with dandelion seeds, and the chocolate cream, which she had decided to serve on the shell in which it had cooked.
– You needn’t worry about my children,” said Mrs Smith kindly. Just take this bottle to the tap – I mean the dairy.
– Oh, very well,” said Gwen, and whispered to Mrs Jones, “Suppose I go and ask Alice for some real milk?”
But someone at the front of the house was calling them, and the guests dispersed, leaving the charming table, leaving the rissoles and poached eggs to the ants and to an old snail that was pushing its trembling horns to the edge of the garden chair and starting to nibble on a plate of geraniums.
– Come round to the front of the house, kids! Pip and Rags have just arrived.
The young Trouts were the cousins Kézia had told the truck driver about. They lived about a mile away in a house called Monkey Tree Cottage. Pip was tall for his age, with flat black hair and a white face. But Rags was very small and so skinny that when he was undressed his shoulder blades stuck out like two little wings. They had a mongrel dog with pale blue eyes and a long curled tail who followed them everywhere. They spent their time combing and brushing Snooker and drugging him with various horrible concoctions that Pip concocted and secretly kept in a broken jug with an old pot lid. Not even the trusty little Rags was supposed to know the secret formula for these concoctions: take a little toothpaste, a pinch of sulphur ground to a fine dust, and perhaps a little starch to stiffen Snooker’s fur, But there was more. Deep down, Rags thought it was gunpowder… For fear of danger, he was never allowed to help stir the mixture. “If a grain popped into your eye, you’d be blind for life!” said Pip, stirring the mixture with an iron spoon. “And there’s always the risk, a small risk, that it will explode if you stir it too hard… Two spoonfuls of this in a can of kerosine would be enough to kill thousands of fleas.” But Snooker spent every free moment chewing himself, and sniffing his fur, and he stank abominably.
– It’s because he’s a big fighting dog,” said Pip. All fighting dogs have scent.
The young Trouts often spent the day in town at the Burnells’, and now that the Burnells had this beautiful house and smart garden, they were willing to be very friendly. Then they both liked to play with the girls, Pip because he could make kennels for them and Lottie was so easy to frighten, and Rags for one humiliating reason: he loved dolls. He would look at a sleeping doll and talk to it in a low voice, with a shy smile, and what a feast it was for him when he was allowed to hold one!
– Put your arms around her, don’t let them get stiff, that way you’ll make her fall,” Isabel said sternly.
They were on the veranda at the time, holding back Snooker who wanted to get into the house; but that wasn’t allowed because Aunt Linda hated nice dogs.
– We came on the omnibus with Mum,” they said, “and we’re going to spend the afternoon with you. We’ve brought some of our gingerbread for Aunt Linda, our Minnie made it. It’s full of almonds.
– I’ve peeled the almonds,” says Pip. I quickly stick my hand in a pan of boiling water, grab them, pinch them in a certain way and they jump out of their skins, some of them to the ceiling, don’t they, Rags?
Rags agreed. When we make cakes at home,” said Pip, “Rags and I always stay in the kitchen; I’ve got the bowl and he’s got the spoon and egg beater. The mousseline cake is the best, it’s all frothy.”
He ran along the veranda, down the steps to the lawn, planted his hands on the grass, leaned forward, but didn’t quite go so far as to stand on his head.
– This grass is full of clods, he says, you need a flat place to stand on your head. I can stand on my head all the way round the monkey tree back home, can’t I, Rags?
– Almost,” said Rags quietly.
– Stand on your head on the veranda, it’s flat,” says Kézia.
– No, finette,” says Pip, “you have to do it on a soft spot, because if you give it a shake, and do the pirouette, something in your neck goes ‘click’ and it breaks. Daddy told me.
– Oh, let’s play!” says Kézia.
– Very well,” said Isabel briskly. We’re going to play in the hospital, with me as the nurse, Pip as the doctor, and you, Lottie and Rags as the patients.
Lottie didn’t want to play that game because last time Pip had shoved something down her throat that hurt like hell.
Pip laughed:
– Phew! It was only the juice from a piece of mandarin peel.
– Well, let’s play the lady,” says Isabel. Pip can be the father, and you can all be our dear little children.
– I hate playing the lady,” says Kézia, “you always make us go to church, hold hands and then go home to bed.
Suddenly Pip pulled a dirty handkerchief from his pocket: “Snooker, here, Sir!” he called. But Snooker, as usual, tried to escape with his tail between his legs. Pip jumped on him and squeezed him between his knees.
– Hold her head steady,” he said, and tied the handkerchief around Snooker’s head with a funny knot pointing upwards.
– Why is that?” asked Lottie.
– It’s to get his ears used to sticking closer to his head; look,” says Pip. All fighting dogs have their ears back, but Snooker’s are a bit too soft.
– I know,” says Kézia, “they always turn inside out; I hate that.
Snooker lay down, made a feeble effort with his paw to tear off the handkerchief, but, unable to do so, he dragged himself behind the children, trembling with distress.